Manager par le non-management

Cet article est titré en référence à la philosophie chinoise de l’action qui repose sur la voie négative. Nous avons commencé à explorer cette philosophie dans l’article « Etes-vous courageux ? ». Nous avons pu observer à quel point l’attente du moment le plus favorable permet d’agir avec efficacité. Le fondement de cette façon de faire repose sur ce concept de la voie négative. Comme nous le dit Philippe Filliot dans sa thèse de doctorat des sciences de l’éducation «  L’ÉDUCATION SPIRITUELLE OU L’AUTRE DE LA PÉDAGOGIE. Essai d’approche laïque de la relation maître-élève-savoir dans les spiritualités de l’Orient et de l’Occident » :

« Confucius propose une définition du Maître par la négative. Il est quatre fois « sans » : sans idée, sans nécessité, sans position, sans moi. François Jullien met en évidence la positivité implicite de cette anti-définition. « Sans idée » ne signifie pas qu’il est dénué d’idées mais qu’il ne privilégie aucune idée particulière, gardant ainsi ouvertes toutes les possibilités de pensée. « sans nécessité », veut dire que le sage n’ayant pas de règles toutes-faites à respecter qui prédétermineraient sa conduite, peut s’adapter et s’ajuster à chaque situation donnée et de faire face aux événements. Être « sans position » évite les parti-pris qui figent, fixent, excluant par le fait les dimensions complexes et mouvantes de la réalité. « sans moi » enfin, il peut épouser le courant des choses dans toute sa plénitude. Ce portrait en creux repose sur les concepts chinois primordiaux qui régissent l’action et la connaissance aussi par la voie négative : non-agir (wu wei), non-être (wu you), non-forme (wu xing), non-volonté (wu zhi), non-parole (wu yan), non-gouvernement…Précisons que non-agir, qui peut se traduire par « ne pas avoir d’activité propre », ne veut pas dire « ne rien faire », mais agir sans forcer les choses, sans intention personnelle, c’est-à-dire finalement agir en accord avec l’action du Dao, le mouvement de l’univers. Aussi l’activité idéale – fabriquer, peindre, écrire mais aussi (comme nous allons le voir,) enseigner – consiste paradoxalement à faire sans faire (wei wu wei). Le sage, unit au Dao, n’est pas un « éducateur » : il est sans projet, sans désir, sans volonté, sans connaissances, sans paroles. »
Tout cela est bien beau me direz-vous. Agir par le non-agir, en plus d’être un oxymore pur jus, est sans doute un concept intéressant à discuter en salon en sirotant une petite liqueur, mais dans la réalité concrète de tous les jours, et de nos pays occidentaux, ces principes sont inapplicables, particulièrement dans les situations de management. On voit mal en effet comment un « meneur d’hommes » pourrait appliquer ces concepts pour mener ses troupes au combat. Oui mais, manager est-ce mener des troupes au combat courageusement ? Nous avons déjà parlé du sujet (cf article « Êtes-vous courageux ?« ). Oui mais, manager est une série d’actes concrets, comment oser introduire le concept de non-management ? C’est un outrage au savoir-faire du manager si bien enseigné par tous ces organismes de formation qualifiés.
Bon reprenons. Quels sont ces actes concrets liés au management. Prenons juste comme exemple un savoir-faire reconnu du manager qui est de « savoir-motiver ». Assemblage bizarre : Je te motive, tu me motives, nous les motivons … Nous savons, depuis toujours et particulièrement grâce à nos neuroscientifiques modernes, que la motivation est étroitement associée à l’émotion. Motion et émotion même racine. Il y a deux grandes catégories d’émotions. Les émotions liées à la peur, et je ne peux pas m’empêcher de penser au management par le stress qui fait encore tant de ravages, avec la fausse excuse du « bon stress » opposé au « mauvais stress ». Et les émotions liées au plaisir. Dans le travail je ne vois que le plaisir lié à la récompense, quelle que soit sa forme. Voilà donc résumé, abruptement j’en conviens, ce fameux savoir-motiver. Savoir manier la carotte et le bâton. Mais non vont rétorquer les managers professionnels. Savoir motiver c’est d’abord savoir écouter ses collaborateurs, savoir poser des objectifs SMART (Specific, Measurable, Attainable, Realistic, Timely), savoir obtenir des engagements, savoir organiser une séance de créativité, savoir déterminer les compétences manquantes pour atteindre les objectifs. D’autres, un peu plus psychologues, vont nous rétorquer : savoir-motiver c’est aussi savoir identifier les leviers de motivation de vos collaborateurs, pour les manipuler ? Savoir-motiver c’est savoir poser des challenges à ses collaborateurs. On en reste au niveau du défi et du savoir-faire, du mouvement qui doit produire un résultat, qui combat l’immobilité considérée comme négative.
Mais alors que faire d’autre ? Après tout cette mécanique est bien huilée. Mais existe-t-il une motivation moins superficielle ? Mieux ancrée en nous et qui ne nécessite pas ou peu de résultat, de challenge, pour se nourrir ? Oui, heureusement. Et pour faire face à l’adversité du monde complexe dans lequel nous vivons l’individu possède-t-il les outils qui permettent de déployer des stratégies inédites ? Oui aussi.
Concernant le premier point, on sait depuis peu qu’il existe des motivations plus profondes, mieux imprimées dans la personnalité et qui n’exigent pas de résultat pour fonctionner. Par cette dernière caractéristique elles échappent aux mécanismes liés aux défis. C’est le plaisir de faire qui prévaut. Le sens de la vie s’est construit autour de ces valeurs refuges et nos talents s’y sont blottis. Toujours ? Non, et c’est pourquoi souvent lorsque la deuxième partie de la vie s’entame, le naturel de ces motivations profondes revient au galop et nous incite à reconsidérer, parfois, les fondements même de notre vie active. Le « savoir-motiver » du manager n’a pas de prise sur ces motivations profondes. Elles émergent naturellement lorsque la pression de faire diminue, en vacances par exemple. Mais pourquoi pas aussi dans le cadre du travail ? Quelle chance cela serait pour l’employeur d’avoir un employé heureux d’exprimer ses motivations profondes qui le rendent, par une maîtrise ancrée depuis la tendre enfance, performant dans son travail et qui donnent du sens à tout ce qu’il fait. Oui mais, quelle technique employer pour en tirer parti ? C’est là que notre oxymore du « manager par le non-management » vient à notre rescousse.
Concernant le deuxième point, le basculement entre intelligence consciente du connu et celle créative, curieuse, réflexive nécessaire à la prise en compte du nouveau, de l’inconnu est bien connue, aussi, de nos neuroscientifiques (cf « l’Intelligence du stress » de Jacques Fradin). L’individu en charge de lui-même dans une situation nouvelle va naturellement la déployer. Depuis l’homme de Neanderthal (c’est une image pas forcément une réalité objective) il a appris à le faire. Encore faut-il qu’il soit dans une position de responsabilité face à cet inconnu.
Agir sur, manager, les individus ne mène à rien pour faire émerger ce sens et faire travailler l’intelligence adaptative de l’individu. Non-agir, non-manager, reste un peu ésotérique quand même car on ne voit aucune différence entre ce non-acte et le laisser-aller qui n’a, à l’évidence, aucune place dans l’entreprise. Que serait alors concrètement l’acte de manager par le non-management ? Et bien d’abord celui de fixer, de donner vie à une exigence haute de l’organisation, une finalité claire du projet d’entreprise, une intention stratégique. De cette source unique pour toute l’entreprise va s’écouler, avec plus ou moins de force, le courant de vie de celle-ci. Par où ce courant va-t-il passer ? Dans quelle condition le fluide vital va dévaler la pente ? Et bien cela dépend des nombreuses circonstances de notre monde complexe et c’est là que commence l’ « acte » du non-management. L’individu impliqué dans la vie de son entreprise, va trouver de lui-même si on (son manager non-directif) le sollicite dans ce sens, comment s’impliquer efficacement dans cette action et cela en fonction des circonstances. Et si la possibilité, par le non-management, lui est laissée, il va laisser monter en lui ses motivations les plus profondes, celles pour lesquelles ses vrais talents s’expriment. Pour l’un cela sera peut être l’esprit de compétition, pour tel autre celui de l’innovation etc.. La vrai richesse non-conforme de l’entreprise a ainsi bien plus de chance de s’exprimer et de performer dans la non-performance (je ne peux plus m’arrêter).
Au fait comment pourrait-on nommer de manière autre ce « manager par le non-management » ?
Donner du sens à l’action tout simplement. C’est simple…et pas simple à la fois. Mais cela s’apprend.
Nota Bene : Si vous avez suivi certains développements assez récents de l’entreprise libérée (par exemple « Liberté & Cie » de Isaac Getz et Brian M. Carney) vous y voyez peut-être certaines similitudes avec cet article. Mais donner la liberté aux salariés n’est pas une méthode pour libérer l’entreprise. D’ailleurs je ne pense pas qu’une méthode puisse être conçue. Mais plutôt un état d’esprit à engager pour permettre cette libération acceptée de tous. Donner du sens à l’action est la clé majeure à engager suivie immédiatement de la confiance à accorder aux collaborateurs. D’ailleurs ces études différencient bien les entreprises « Comment » des entreprises « Pourquoi ». Les premières sont procédurales et disent aux salariés comment faire leur travail par des fiches de poste très détaillées par exemple, leur laissant peu d’autonomie, les secondes mobilisent les intelligences (sociale, adaptative, de situation, …) en donnant du sens et en faisant confiance.

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