Êtes-vous courageux ?

« A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ».
Qui ne connaît pas la fameuse citation que Corneille prête au comte de Gormas père de Chimène dans le Cid. Voilà bien ce qui me semble être un condensé de nos valeurs de combat, quel qu’il soit. Que cela soit le valeureux général ou les soldats chargés de ramener le soldat Ryan ou tout  autre bon manager,  se mesurer à un challenge est porteur de sens.  L’image du résultat, du but à atteindre, de l’objectif à dépasser bien en tête, le valeureux manager  attaque le problème pour anéantir la difficulté, gravir la pente, monter les échelons, se hisser au sommet pour se repo… repartir de plus belle vers de plus hauts sommets encore.  Oui le courage est une valeur, et la lâcheté une antivaleur bien entendu. Etre efficace c’est prendre le problème à bras le corps et l’affronter courageusement. Ca passe ou ça casse diront certains. Enfin, c’est ce qui peut venir naturellement à l’esprit de beaucoup.
Le propos de cet article est en fait de vous montrer que c’est l’inverse qui peut être vrai. Nous verrons que le courage et l’affrontement qu’il suppose, d’une part puis la lâcheté, et l’abandon de la situation, d’autre part,  ne s’opposent pas dans une échelle de valeur construite par l’homme, mais sont simplement deux postures qu’il convient de choisir en fonction des circonstances.
Je me souviens avoir eu comme mentor un chef de programme qui  m’expliquait, « slides » à l’appui, qu’il est bon qu’un programme rencontre des difficultés. Après l’euphorie de la signature et de la promesse de succès, un bon projet devait avoir une passe difficile mais suffisamment loin de son épilogue. Ainsi le client se rend compte que le projet est plus difficile que prévu et lorsque vaillamment les équipes en place affrontent puis domptent le dragon à trois têtes et remettent le projet sur les rails, la pente de réussite est plus importante à l’arrivée que si le projet avait suivi son cours normal. Le client s’aperçoit  de l’efficacité du travail accompli par l’obstacle qui a été vaincu. Il est plus enclin à renouveler sa confiance à une telle équipe.

C’est François Jullien, philosophe et sinologue,  dans sa « conférence sur l’efficacité » qui nous recadre bien dans ces certitudes là. Il le fait en opposant la philosophie de l’efficacité occidentale héritée des Grecs, à la culture de l’efficience des processus de la Chine.
Notre philosophie, nous rappelle-t-il, est basée sur la modélisation. Nous construisons des plans et des maquettes qui représentent le but de notre quête. Sur un champ de bataille nous planifions l’action à mener sur le terrain. Le bon stratège est celui qui prévoit tous les coups d’avance et peut donc appliquer le plan. Que la pluie se mette à tomber et la victoire projetée par Napoléon à Waterloo se transforme en défaite bien connue, par manque de planification de cet évènement et aussi manque d’adaptation à la réalité.  Dans notre philosophie la route vers le succès est préparée et tracée. Un bon général est d’abord un bon géomètre. Lorsque le succès est là, l’exploit est donc visible, puisque le nez dans le guidon et l’œil dans le viseur nous ne cessons d’avoir l’objectif en tête et de tâcher de l’atteindre.  Les nombreux arcs de triomphe sont là pour témoigner, depuis l’antiquité grecque, de ces batailles rudement menées et gagnées au final.

A l’opposé de cette philosophie de l’efficacité se trouve celle des chinois. Pour eux point d’objectif fixé d’avance. La stratégie chinoise repose sur le potentiel de réussite. Et il faut bien avouer qu’ils nous donnent là une belle leçon de systémique. Dans l’art de la guerre, le bon général est celui qui vainc facilement. Et voilà notre Corneille qui se retourne dans sa tombe. He oui monsieur Corneille pour un chinois c’est à vaincre sans péril que l’on bat l’adversaire, le mot triomphe ne convient pas,  le plus efficacement.  Car avant de s’engager valeureusement dans la bataille, notre général va tâcher d’augmenter son potentiel de succès, en sapant l’ennemi, l’affamant s’il est reput. Ensuite telle la rivière qui, près de sa source dans la montagne, dévale la pente, la bataille suivra la pente du potentiel le plus important vers le succès. Que les conditions changent, le stratège chinois non aveuglé par le but conscientisé, s’adaptera aux conditions puisque cette adaptation fait partie de la stratégie et ne constitue pas un obstacle entre le point atteint et un résultat qui n’est nullement modélisé. Le courage versus lâcheté n’a aucun sens selon cette philosophie.  Ce sont les circonstances qui décideront quelle attitude choisir.  Que le potentiel soit jugé peu favorable, c’est la lâcheté qui sera la meilleure attitude.  Que les chances de vaincre soient potentiellement plus prometteuse si une action offensive est requise, c’est le courage qui sera l’attitude choisie et celui-ci sera systémiquement augmenté en éliminant la voie de retrait au besoin.

Une fois ces philosophies opposées, devons-nous aller en Chine pour observer ces comportements ? Non, mais ces vainqueurs là sont discrets. Ils ne triomphent pas ; ils réussissent simplement et sans se faire remarquer. Ils sont eux plutôt partisans du « pour vivre heureux vivons cachés ». Sont-ils lâches ? Ce mot n’a pas de sens pour eux. Sont-ils courageux ? Décidemment nous insistons pour rien, pas plus de sens non plus. Ils sont efficaces, bien qu’ils ne s’attribuent pas le mérite direct. Et si nous y regardons de plus près il semble que la vie leur soit facile. Comme ils sont discrets, comme ils ne recherchent pas la gloire, ils passent plus inaperçu, à l’inverse de ces « fortes personnalités » épinglées par Robert Sutton dans son ouvrage « Objectif Zéro-sale-con ».  Comme ce qu’ils font paraît facile ils ne sont généralement pas très récompensés. Mais cela leur convient finalement. Comme nous l’avons vu, la facilité n’est pas récompensée.
Et pour prouver la réalité de ces affirmations je vous renvoie à l’étude menée aux Etats-Unis par Jim Collins et rapportée dans le Bestseller « Good to great ».   Jim Collins a  rassemblé une équipe pour faire, dans un premier temps une recherche exhaustive des compagnies américaines qui avaient eu, dans leur histoire, un décollage remarquable de leur activité, les « great  companies » en quelque sorte. Puis dans un deuxième temps une analyse des facteurs communs. Un de ces facteurs est la forme de Leadership au niveau exécutif. Jim Collins remarque d’abord que contre toute attente, ces exécutifs ne sont pas charismatiques, ni des « larger than life » leaders. Quelles sont les principales caractéristiques du management, rapportées par Jim Collins,  que ces exécutifs efficaces mettent en place:

  • Ils s’occupent d’abord des personnes, du potentiel humain, puis de la stratégie.
  • Ils ont une double discipline : discipline des faits, tels qu’ils sont ; puis celle de la confiance du succès final.
  • Le décollage ne se fait pas en une nuit, mais l’élan se construit pas-à-pas. Un changement à chaque fois. A opposer aux sociétés médiocres qui opèrent des changements radicaux, grands plans de licenciement pour obtenir un équilibrage immédiat des comptes, tout en regardant dans le rétroviseur et en restant obnubilé par le résultat.
  • Ils mettent en place une culture de la discipline. Grâce à elle la hiérarchie travaille plus efficacement, la bureaucratie n’a plus lieu d’être et peu de contrôle est à effectuer.
  • Et le plus important : leurs tempéraments sont ceux de personnes modestes mais opiniâtres, réservées mais sans peur. Ces leaders sont extrêmement modestes même. Ils ne parlent pas d’eux-mêmes, Ils parleront des apports des autres personnes mais éviteront de parler de leur propre apport.

Comment ne pas rapprocher cette humilité extrême, comme le rapporte Jim Collins, de notre général chinois qui  bat l’ennemi avec facilité apparente. Une facilité certes minutieusement préparée.  Jim Collins remarque que cette humilité va jusqu’à donner crédit à la chance si le leader ne trouve aucune personne à féliciter. Par contre lorsque les choses se passent mal, ils se regardent dans le miroir. Pour paraphraser François Jullien, on ne peut même pas dire que ces individus soient efficaces, puisque ce faisant on nomme le sujet agissant sur les processus, mais plutôt qu’ils favorisent l’efficience des processus.   L’événement disparaît au profit du processus continu. Le sujet laisse la place au système, l’humilité s’impose.
Cette étude révèle donc que les sociétés qui sont les plus efficaces sont celles dont le leader exécutif ne se prévaut pas de batailles rudement gagnées grâce à son courage. Il se met à la tâche sans faire de vague avec humilité, en choisissant judicieusement les personnes avec lesquelles il travaille et en instaurant une culture de la discipline acceptée par tous. Ce faisant on peut affirmer qu’il favorise le potentiel de réussite, et même si la culture reste occidentale, la posture managériale ressemble assez clairement à celle de notre leader chinois.
Pierre Corneille a quand même raison. A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire, mais là n’est pas la question managériale.  Les managers courageux, voire héroïques, peuvent réussir un coup ou deux et ils recevront les lauriers, car ils savent se mettre en avant lorsqu’ils réussissent, mais ils se feront rattraper un jour ou l’autre par l’échec. Le manager de l’efficience finira sa carrière simplement, en sachant assurer sa succession. Tout s’est bien passé, il avait de la chance.

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