La loi du triangle

L’expression populaire « jamais deux sans trois » est bien connue. Pourtant je ne suis pas sûr que beaucoup connaissent la grande loi dynamique qui se cache derrière cette expression populaire.  C’est bien entendu sous l’angle du management que je vais essayer de la faire découvrir ou redécouvrir.

Pour mieux mettre en lumière les possibilités de cette loi dans le management, nous allons procéder en trois étapes. La première étape sera consacrée à la loi telle qu’elle se présente de façon universelle. Quelques exemples familiers nous permettront de bien la saisir. Je vous parlerai dans une deuxième étape d’un film qui,  appliquée aux deux vedettes, la met remarquablement en lumière concernant l’aspect particulier des relations humaines. Puis dans une troisième étape, en nous appuyant sur la métaphore offerte par le film, nous approfondirons la potentialité de mise en application de cette loi dans le management des groupes humains.

La loi générale

Lorsque l’on observe la nature on se rend compte que la manifestation d’un phénomène ou la création d’un objet nouveau, d’un nouvel être,  procède de la réunion d’un principe actif, le principe masculin, le pôle positif, avec un principe passif, le principe féminin, le pôle négatif. Au cœur de la matière on trouve le noyau positif autour duquel gravitent les électrons négatifs, engendrant un nouvel être qui est l’atome. Notre corps lui-même est constitué de cellule dons le noyau, principe actif,  est enveloppé par une membrane faisant office de principe passif. Tout rayonnement, principe positif, a donc besoin d’être reçu par le principe négatif pour manifester autre chose, le trois du jamais deux sans trois. Un premier point à souligner est que positif et négatif expriment deux états extrêmes d’une même qualité. Héraclite d’Ephèse, un philosophe grec présocratique, énonce le principe d’énantiodromie qui souligne l’interchangeabilité des pôles pour un même individu. Ainsi l’amour extrême est bien plus proche de la haine, son contraire,  que de la position neutre. Lorsqu’un individu ayant la polarité positive de la qualité X rencontre, est mis en position d’interagir avec un individu ayant la polarité inverse de la même qualité X, il peut ne rien se passer du tout. Le principe d’énantiodromie fait que les polarités peuvent se renforcer et si l’on visualise les deux individus en prise reliés par une corde, celle-ci sert de prétexte à confrontation et une certaine vibration de polarité peut se produire. Le système se maintient en équilibre homéostatique. Mais si certaines conditions favorables à l’union des deux principes est présent, alors le troisième élément ne peut manquer de se manifester. Les centaines de glands (+) qui tombent d’un chêne chaque année sur le sol (-) ne produisent pas tous un chêne. Mais ils ont chacun le potentiel de le faire. Certaines conditions liées à la qualité X elle-même doivent être réunies pour que les deux porteurs de polarités complémentaires fusionnent et produisent un troisième élément distinct. La nature est riche d’enseignement, et l’on constate souvent que le corps transportant la qualité positive meurt, ou autrement dit, se transforme pour donner naissance à ce troisième élément. Le germe de la graine se développe au détriment de l’intégrité de la graine qui l’a transporté, le spermatozoïde positif est absorbé et se disloque dans l’ovule  récepteur, les cotylédons de la graines se sacrifient pour nourrir le germe croissant. Ce discours peut sembler étrange pour un article débouchant sur le management mais nous allons voir que chacun des éléments présentés va nous être utile plus loin. Les pôles opposés s’attirent créant naturellement les conditions de mise en relation des corps les transportant. La transformation que cette mise en relation va permettre ne va pas de soi. Elle suppose une certaine abnégation, un abandon de la condition actuelle pour en créer une tout-à-fait nouvelle. Pour les amoureux de la symbolique il est curieux de constater que cette loi du trois, ou triangle, énoncé simplement ici, se vérifie mathématiquement par le biais d’un calcul particulier sur les nombres. Ce n’est pas la preuve par 9 mais la preuve par 3. Ce calcul est le suivant : 0+1+2 = 3. Certes vous le saviez déjà. Mais saviez-vous aussi que 3+4+5 = 3 ? C’est vrai en additionnant tous les chiffres obtenus et ainsi de suite jusqu’à obtenir un seul chiffre qui sera toujours 3. Ainsi 3+4+5 = 12 et 1+2 = 3 ; 6+7+8 = 21 et 2+1 = 3 ; 9+10+11 = 30 et 3+0 = 3 ; 12+13+14 = 39 et 3+9 = 12 et 1+2 =3. Et ainsi de suite jusqu’à l’infini.  Comme si la génération de l’infinité des nombres, métaphoriquement  de la complexité d’un monde, pouvait se réduire à une loi de trois. Pour ceux qui préfèrent les textes de sagesse orientale citons Lao Tseu : « Le Tao engendre le Un. Le Un engendre le Deux. Le Deux engendre le Trois. Le Trois produit les Dix-mille-êtres (la totalité des êtres). »

La loi appliquée aux relations humaines

John Huston a réalisé, en 1951, un film qui présente une parfaite métaphore, me semble-t-il, de cette loi appliquée aux relations humaines. Il s’agit du film « The African Queen » avec Humphrey Bogart et Katharine Hepburn dans les rôles principaux tiré du roman éponyme de C.S. Forester.  C’est l’histoire assez simple de la rencontre de deux personnages très différents pendant la deuxième guerre mondiale en Afrique. Lui, Charlie Allnut (Humphrey Bogart), est un coursier faisant la livraison de marchandises et du courrier, avec son petit vapeur nommé African Queen, aux différents postes avancés le long d’une rivière en Afrique centrale.  Elle, Rose Sayer (Katharine Hepburn) est la sœur du révérend Samuel Sayer missionnaire dans un village. L’armée allemande brûle le village pour en extraire les habitants et les soumettre aux travaux forcés. Le révérend qui ne supporte pas la situation meurt. Charlie de passage au village propose à Rose de l’accompagner pour fuir ce lieu ou sa présence n’a plus de sens ; les événements ont fait rompre les liens de Charlie à son employeur attaqué également.  Ainsi débute l’interaction entre nos deux pôles complémentaires. Une qualité les rassemble. Ils sont tous les deux des sujets de la reine d’Angleterre, bien que lui soit canadien. Ils sont tous deux prêts à défendre leurs valeurs face à l’ennemi du moment, l’armée allemande qui les a privés de leurs liens professionnels.   Ils sont cependant très différents. Elle est guindée, attachée aux coutumes et surtout très idéaliste. Lui est simple, plutôt rustre, à l’esprit très pratique.  Ils ont tous les deux perdus leurs attaches et sont prêts à accepter tout changement fût-il paradoxal. Rose représente le pôle positif, le germe que contient Rose est une idée folle : couler un patrouilleur allemand : le Louisa qui croise sur un grand lac en aval, bloquant toute initiative de contre attaque britannique.  Evidemment cette idée est risible pour Charlie qui sait bien que c’est impossible avec les moyens dont ils disposent. De plus la rivière est impraticable avec des rapides puissants. Qui plus est, un fort allemand surveille une passe en amont du lac.  Charlie représente le pôle négatif, le récepteur. Il offre d’ailleurs des conditions de vie malgré tout décentes à Rose dans son embarcation. Charlie est décidé à prouver la folie de l’idée de Rose en lui faisant éprouver un avant-goût de rapides avant le fort allemand.  Très secouée l’African Queen reste à flot cependant. Charlie s’attend à ce que Rose abandonne son idée. Au contraire cela l’excite et elle ressent à présent les sensations du marin intrépide, que n’est pas Charlie, elle a tenu la barre pendant l’épreuve. De son coté Charlie apprend à vivre avec les valeurs de Rose et s’imprègne peu à peu de cet idéal. Ils échappent de peu aux tirs nourris du fort ce qui fait prendre conscience du danger de la situation à Rose mais aussi de la possibilité croissante de succès de l’aventure à Charlie. Le point de non-retour est atteint. Le germe continue de pousser et l’ancienne Rose fait la place à la nouvelle, bien plus attractive et réaliste. D’ailleurs Charlie en tombe amoureux, le projet se renforce, de plus forts rapides sont vaincus malgré de fortes avaries promptement réparées par Charlie.  Il faut signaler ici une étape dans ce processus de création qui consiste à laisser reposer l’amalgame. Cette étape a bien lieu dans le film. Charlie et Rose sont perdus dans les dédales du delta du fleuve avant le lac ou croise la Louisa. Cette phase de repos, ou aussi de lâcher-prise, permet la maturation finale du processus de création.  Les détails du film ont peu d’importance, mais tout laisse à penser que l’auteur du roman Forester connaissait bien cette loi du triangle et l’a bien exploitée dans son roman. Le Louisa sera coulé, la manifestation du germe de Rose a bien lieu. Sans l’idéalisme de Rose et sans le pragmatisme de Charlie ce succès n’aurait pas été possible.  Mais ce succès n’est tiré ni de l’un, ni de l’autre il est une création nouvelle tiré de l’interaction productrice de Charlie et Rose.

Application pour le management

Que peut tirer le manager de cette loi. Ce qui suit est un exemple et je ne prétends pas fournir les clés secrètes d’une qualité rare de management. Si vous admettez la réalité de ce processus créateur alors pourquoi ne pas l’utiliser au profit d’une meilleure efficacité de vos projets et une plus grande satisfaction de vos collaborateurs ? Nous pensons que la période d’intégration de nouveaux arrivants dans l’entreprise présente les conditions optimales de mise en application. Quels seraient les principes de base pour son application dans un projet :

  1. Donner du sens à l’équipe projet. Un même liant, la qualité commune que doivent partager les membres de l’équipe est le premier point à instaurer.  Pour Charlie et Rose, c’est la lutte contre l’oppresseur allemand qui structure, par le sens, leurs échanges.  Les événements qui ont lieu donnent du sens à l’idée folle qui sera produite par Rose.  Rien ne sera comme avant. Le gland vient de se détacher de l’arbre protecteur et nourricier.
  2. Polariser  tout ou partie de l’équipe selon l’expérience de l’équipe sur la matière à mettre en œuvre.  Cela peut se réduire à un binôme. D’un coté les personnes expérimentées et plutôt pragmatiques qui seront le pôle récepteur.  De l’autre les personnes créatives, idéalistes et peu expérimentées qui seront le pôle actif.
  3. Préparation du ferment:  La terre doit être amendée si nécessaire, cela veut dire que ce pôle doit rassembler tous les éléments disponibles qui aideront à atteindre l’objectif fixé par l’autre pôle.  Ce pôle ne doit surtout pas élaborer de solution. Ce n’est pas son rôle. Mais il doit bien connaître les tenants et aboutissants liés au projet. Charlie connait son bateau, ses réactions, ses limites. Il sait où se trouvent les pièges à éviter en descendant la rivière.  Il n’imaginerait pas, lui, une solution sortie de la routine qu’il maîtrise dans la conduite de son bateau sur la rivière. Aussi la partie créatrice ne peut être imaginée par ce groupe.
  4. Sélection du germe: Le problème , quel qu’il soit, doit ensuite être traduit en germe de solution. L’art du manager sera d’amener le pôle actif à l’exprimer lui-même.  Ce pôle doit être convaincu que c’est la meilleure solution pour le problème soumis. Cette phase de préparation est cruciale. Rose n’a aucun doute sur sa solution. Pourtant Charlie est tout-à-fait certain que cela ne peut pas marcher. Charlie reconnaît cependant que bien que folle, l’idée est simple et définitive. Si c’était possible il est évident, pense-t-il, que cela serait la solution.
  5. Les semailles : C’est l’étape la plus délicate. Les pôles sont mis en contact. Si l’on ne veut pas griller la batterie, et mettre le feu, on évite de mettre les pôles + et – en contact direct. De même pour une graine qui serait en contact direct avec l’engrais. Elle ne pourrait pas germer. Il faut interposer une résistance. Cela peut être le rôle d’un animateur de réunion. Il est important qu’il soit considéré comme neutre dans l’interaction entre les pôles. Le pôle récepteur doit élaborer une liste de risques sans rejeter la solution. Le courant doit commencer à passer entre les deux groupes. Les plus gros risques ne doivent pas être affrontés au début car il s’agit de renforcer la collaboration entre les deux pôles. Cependant les premiers risques à lever doivent être suffisamment significatifs pour débuter une prise de conscience du groupe récepteur que finalement l’impossible n’est pas certain.
  6. Le repos: il s’agit au cours de cette étape de ne plus rien changer aux éléments en place. Le plan fixé doit être maintenu même si des imprévus apparaissent. Evidemment il ne s’agit pas de faire le mort et laisser croire que tout va bien, si ce n’est pas le cas. Ce n’est pas l’idée du repos. Simplement tenir bon et se dire que si les difficultés prévues ont été franchies l’éclosion aura lieu, peut-être que comme pour le Louisa, les conditions de la conclusion ne seront pas celle imaginées, Rose et Charlie sont presque pendus par le commandant du Louisa, mais le processus trouvera un passage vers une fin satisfaisante. La foi détachée en une fin satisfaisante est une condition nécessaire au processus.  Le lâcher-prise a permis une maturation lente du processus comme le pain que l’on doit laisser reposer pour que se verrouille le processus créateur.  C’est la période au cours de laquelle des opportunités imprévues peuvent voir le jour. Un événement qui semble fortuit, mais qui ne l’est peut-être pas se produit. Pour Charlie et Rose c’est une pluie providentielle qui élève le niveau de l’eau du marécage où ils se trouvent embourbés et les libèrent dans le lac ou croise le Louisa.

 

Une idée fausse:

Amener du sang neuf dans une entreprise est salutaire pour la dynamiser.

J’ai plusieurs fois entendu cette phrase pour justifier de l’embauche de jeunes cadres dynamiques dans l’entreprise. Souvent au détriment de promotions méritées. Cet article démontre, je l’espère, que cela n’est vrai qu’en partie. Cela ne suffit pas en soi, et j’ai été le témoin de plusieurs échecs de cette pratique que l’on pourrait assimiler à des semailles en terre ingrate.  La solution de le faire ainsi sans préparation peut même devenir le problème suivant à résoudre. La dévalorisation des personnes en place, induite par cette pratique sans préparation est regrettable, et met en place les tensions qui empêcheront toute germination créatrice. Le pôle positif est aussi important que le pôle négatif. Il faut « juste manager », c’est-à-dire réguler, les échanges entre les anciens et les modernes.

Point de vue systémique :

Cet article contient des termes comme « changement paradoxal » lâcher-prise ou énantiodromie dont beaucoup ont été développés dans le courant de l’école de Palo Alto (cf Paul Watzlawick (changements), les travaux de Gregory Bateson ou Françoise Kourilsky (du désir au plaisir de changer). Je pense sincèrement que la loi du triangle a directement maille à partir avec les changements de type 2. Alors que le changement de type 1 ne fait que maintenir un système existant dans un état d’équilibre homéostatique, un changement de type 2 modifie le système et les règles qui le régissent. Un changement de type 2 est le résultat d’un apprentissage de type 3 ou la vision du monde du sujet est changée (du désir au plaisir de changer)  L’un est-il la conséquence de l’autre ? On peut affirmer que par l’engendrement d’un troisième élément le système est modifié puisque un troisième élément étant rajouté au couple, les règles d’interactions sont d’emblée modifiées. On pourrait donc dire que le processus de création résultant de la loi du triangle provoque un changement de type 2. A l’inverse on pourrait dire que, comme pour Rose et Charlie poussés par les conditions extrêmes auxquelles ils sont soumis les placent dans une position propice à amorcer eux-mêmes un changement de type 2, ce qui aura pour résultat de faire germer l’idée folle de couler le Louisa, c’est le changement de type 2 des individus qui provoque la réussite de l’union des deux pôles. Bref tout ceci ne nous ramène-t-il pas à l’histoire de l’œuf et de la poule ?  Si c’est le cas, nous pouvons affirmer que les deux principes sont étroitement liés. Et si on ne peut dire lequel des deux à précédence sur l’autre c’est simplement, peut-être, qu’il s’agit du même objet à différents niveaux de maturation.

 

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