Faites vous-même votre malheur (Paul Watzlawick)

L’enfer de Dante est beaucoup plus ingénieux que son paradis. Vivre en conflit avec le monde est à la portée du premier venu. Mais secréter son malheur tout seul, fabriquer son enfer personnel dans l’intimité de son for intérieur, c’est une autre paire de manche. Comment s’y prendre pour faire de soi même son pire ennemi ?
Pour commencer : « ce n’est pas en écoutant aux portes que l’on entend dire du bien de soi. »

1. Sois loyal avec toi-même sans jamais renoncer…
(maintenez une règle unique)

On est d’abord fasciné par la profusion des abords possibles du malheur. Pour y aller vite, il faut ne choisir qu’une voie et une seule, en faire son unique règle de vie, s’y tenir mordicus avec l’absolue conviction qu’il n’existe qu’un seul point de vue valide : le sien. Depuis un tel poste d’observation, il deviendra vite évident que le monde ne tourne pas rond.
Ainsi, seul maître à bord de votre vaisseau que les rats ont déjà abandonné, vous cinglez héroïquement dans la nuit et la tempête, vous riant de l’adage antique et désuet : « Le destin guide celui qui l’accepte, et traîne celui qui le refuse. » Autrement dit : « La maturité est le fait de faire quelque chose malgré le fait que vos parents vous l’ont recommandé… »

2. Quatre façons de jouer avec le passé…

Le temps, dit-on, guérit toutes les blessures. Mais il est tout à fait possible de se protéger contre cet effet là. Voici comment :

2.1. Par la glorification du passé
(exaltez votre passé)

Il suffit de voir son passé à travers des lunettes roses, par exemple de voir sa jeunesse comme une espèce de paradis perdu et à en faire un réservoir inépuisable de larmoyante nostalgie.
Voici d’autres ressources : face à une possible rupture amoureuse, il suffit de refuser de croire que l’on a épuisé toutes modalités d’ajustement et de se relancer dans la relation pour la énième fois, avec un « nouveau départ » ; la relation retrouvera vite son aplomb, à l’identique, avec un partenaire similaire. En outre la perte du ou de la bien aimé(e) cause une douleur si infernale et son retour une telle promesse de félicité divine que l’on aurait tord de s’en priver.

2.2. Madame Loth
(regardez en arrière)

Tournons notre admiration vers le modèle biblique de la nostalgie créative : la regrettée Madame Loth (Genèse 19 : 17,26). Les anges disent à Monsieur Loth et à sa petite famille de fuir, mais de ne pas regarder en arrière sous peine d’être réduit en poudre. Sa femme ne put s’empêcher de regarder en arrière et fut muée en statue de sel. En bonne justice, on doit reconnaître que les évènements de Sodome et Gomorrhe étaient plus passionnants que la perspective d’une existence sur une montagne chauve. Elle s’arrangea en définitive pour n’avoir ni les uns ni l’autre.

2.3. Le verre de bière fatal
(expliquez le présent par le passé)

WC Fields, pionnier du burlesque, présente dans « The fatal glass of beer » le déclin inexorable d’un jeune homme plein d’avenir qui ne sait pas résister à la tentation de boire son premier verre de bière.
Ce qui fut infligé par Dieu, par le destin, la nature, mes chromosomes, mes hormones, la société, les parents, la police, les maîtres, les médecins, les patrons et –trahison !- mes amis est si injuste et douloureux, qu’insinuer que je pourrais y faire quelque chose est ajouter l’insulte à l’outrage.
Faites porter la responsabilité du malheur à des forces qui échappent à votre contrôle. Qu’adviendrait-il de nous si l’on se persuadait que la situation est désespérée, mais qu’elle n’est pas grave ?

2.4. La clé perdue, ou il suffit d’insister
(insistez, insistez, insistez…)

« Vos êtes sûr d’avoir perdu vos clés ici ? – Non, je les ai laissées tomber plus loin, mais il y fait trop sombre. ». La solution en vigueur est de plus en plus inutile, et donc de plus en plus désespérée. La démoralisation qui en résulte, joint à la certitude qu’il n’existe pas d’autre solution conduit à une conclusion unique : insister.

3. Russes et Américains
(créez vous-même vos maladies)

Quelle est la différence entre un Américain et un Russe ? Pour quitter une réunion mondaine qui n’est pas de son gout, un Américain fera semblant d’avoir la migraine, un Russe, lui, devra réellement avoir mal à la tête. L’Américain arrive à ses fins, mais il sait qu’il ment. Le Russe, lui, reste en accord avec sa conscience : sans savoir comment, il parvient à fabriquer une excuse valable, que sa loyauté approuve.

4. Une histoire de marteau
(présupposez)

Affronter brusquement un partenaire qui ne se doute de rien en lui assénant la conclusion d’une longue réflexion fondée sur des postulats imaginaires, donne toujours de très bons résultats.
Un homme a un clou mais il n’a pas de marteau. Il décide de l’emprunter à un voisin. Mais si le voisin refusait ? Il ne me regarde pas, c’est qu’il ne m’aime pas…. Moi, si j’avais un marteau, je lui prêterai volontiers. Mais pour qui il se prend, lui et son marteau ! A la porte du voisin et avant que l’autre ait ouvert la bouche, il lui lance : « vous savez où vous pouvez vous le coller, votre foutu marteau !!! »
Ou par exemple, faire passer son conjoint d’une pièce à l’autre en vociférant des questions du genre : « qu’est-ce que c’est que ces machins là ??? ». La suggestion du mouvement est irrésistible, le potentiel de polémique infini.

5. Pour une poignée de haricots
(créez vous-même la réalité)

Hanté par un fantôme à qui il avait –de son vivant- lâchée une promesse qu’il n’avait su tenir, un homme consulte un maître Zen : son persécuteur sait dans les moindres détails tout ce qui concerne se vie intime ; cela prouve son appartenance à l’au-delà. A la prochaine rencontre, le fantôme lui dit « je sais même que tu es allé consulter ce maître Zen pour te débarrasser de moi ». Alors notre homme plonge sa main, les yeux fermés, dans un sac de haricots et dit « si tu es si savant, dis moi combien j’ai de haricot dans cette poignée ». Le fantôme ne revint plus.

6. La poudre anti-éléphant
(maintenez des solutions non vérifiées)

Si vous semez de la poudre anti-éléphant sur la ligne de chemin de fer, disons entre Vannes et Angers, vous aurez assez de résultat positif pour vous convaincre que c’est assez efficace.
Si chaque fois que vous faites passer du courant électrique sous le sabot d’un cheval en faisant retentir une sonnerie, le sabot apprendra vite à se lever pour l’éviter. Il ne vous restera alors qu’à faire retentir la sonnerie, car une fois le sabot en l’air, le cheval ne saura pas que le courant n’est pas là…

7. Je l’avais bien dit
(faites des prédictions auto-réalisatrices)

La prédiction d’un événement a pour résultat de faire arriver ce qu’elle a prédit.
Plus on augmentera les impôts pour compenser les fraudes fiscales, plus les citoyens plus honnêtes tendront à tricher dans leur déclaration. Très semblables à Œdipe, nous parvenons alors avec précision au résultat que nous cherchions à éviter.

8. Gardez-vous d’arriver
(focalisez vous sur le chemin, pas sur la fin)

Mieux vaut voyager plein d’espoir qu’arriver au but, dit la sagesse japonaise, ce qu’Oscar Wilde traduit par : il y a deux tragédies dans l’existence : l’une est de ne pas réaliser son rêve, l’autre est de le réaliser.
Mais cela contient plus de potentiel encore : si le but est prodigieusement élevé, les plus sots comprendront que le chemin sera long et pénible et que le voyage exigera des préparatifs minutieux et infinis. Personne n’osera nous jeter la pierre si nous n’avons pas encore commencé, ou si nous nous sommes perdus en route, ou si nous tournons en rond, ou si nous nous accordons une halte pour souffler… C’est probablement pour cela que Thomas More a baptisé son ile du bonheur Utopia, littéralement, « Nulle part… »

9. Si tu m’aimais vraiment, tu aimerais l’ail…
(prenez la relation en otage)

Gregory Bateson (anthropologue, fondateur de l’école de Palo Alto) fait remarquer que deux déclarations sont contenues dans toutes les formes de communication humaine. Il les a baptisées : le niveau de l’objet (le contenu, le sujet de la communication) et le niveau de la relation (ce qui nous lie ou nous sépare). Savoir cela permet de rentrer rapidement en conflit avec un quelconque partenaire ; plus il est proche, mieux cela vaudra.
A la question « aimes-tu ma soupe à l’ail ? », vous êtes cuit. Si vous dites la vérité, la rupture est proche. Si vous faites semblant que oui, vous vous êtes abonné à 50 années de soupe à l’ail, ce qui conduit inexorablement à la rupture : votre rancœur ainsi comblée va s’appliquer à dynamiter la relation qui vous est chère, à la sainte surprise de votre partenaire.
Une variation : « pourquoi es-tu en colère contre moi ? » Vous n’êtes en colère contre personne. Mais la question insinue que son auteur sait mieux que vous même ce qui se passe dans votre esprit. « Mais je ne suis pas en colère » devient immédiatement un pur mensonge. Cette technique, connue comme « la lecture de pensée », peut vous servir à installer un malheur rapide et durable.
Dans sa version maternelle : offrez à votre fils 2 cravates, et la première fois qu’il en portera une, dites avec amertume « je savais bien que tu n’aimerais pas l’autre… »
Enfin dans sa version puritanisme : « fais ce que tu voudras, à condition de n’en tirer aucun plaisir… »

10. Sois spontané
(maniez l’injonction paradoxale)

La coercition et la spontanéité sont incompatibles. Les exploiter offre un riche gisement à qui veut faire de la vie un enfer. « Tu dois faire tes devoirs : non pas parce que c’est la règle, mais parce que tu devrais aimer cela (la littérature, les mathématiques, la musique, le sport…). File dans ta chambre, et tu n’en reviendras qu’avec un sourire… »
Au pris d’un léger effort de volonté, l’enfant devrait être capable de reprogrammer entièrement son humeur…

11. Pourquoi m’aimerait-on ?
(reconnaissez qu’ils ont quelque raison de vous maltraiter…)

« Aime ton prochain comme toi-même » aurait sans doute plus de sens si on l’entendait à l’envers. C’est une suggestion de Dostoïevski. Avec moins d’élégance, Groucho Marx (le prénom est souligné) exprime la même idée : « il ne saurait être question pour moi d’appartenir à un club qui s’aviserait de m’accepter pour membre… » D’où l’enviable formule : Je ne m’estime pas, je ne puis estimer quelqu’un qui m’estime, je ne puis estimer que quelqu’un qui ne m’estime pas.

12. Les pièges de l’altruisme
(trouvez le partenaire idéal pour vous donner la réplique)

Pour mettre en doute la pureté de l’altruisme, il suffit de s’interroger sur les mobiles cachés. Ne vise-ton pas à en mettre plein la vue à un tiers ? Une place secrète au Paradis ? Faire de l’autre mon obligé ? Atténuer un sentiment de culpabilité ? La pensée négative est une ressource inépuisable.
Et la relation fondée sur l’altruisme promet une alternative d’issues fatales dignes d’intérêt. Soit l’aide n’aboutit à rien, et l’altruiste le plus invétéré finira par avoir son compte, soit elle réussit et l’autre finira par ne plus avoir besoin d’aide et se retirera.
Ce modèle est connu sous la forme de « collusion » : sans partenaire, je ne puis exister ; il me faut un partenaire modelé d’une certaine façon pour que je sois vraiment moi même. Mais pourquoi quelqu’un serait-il prêt à jouer ce rôle pour moi ? Soit pour être vraiment lui-même, de façon symétrique, soit pour monnayer l’illusion de la situation. La résolution ou le réveil sont toujours fatals.

13. Ces fous d’étranger
(normalisez votre vision du monde)

Le principe est tout simple : affronté à toutes les preuves du contraire, on continuera de tenir sa propre conduite pour évidente et normale dans toutes les circonstances ; sitôt cela fait, tout autre comportement que le sien propre dans une situation donnée apparaîtra démentiel, stupide ou déplacé. Les deux cotés des affrontements ethniques, minorité et majorité, trouvent dans cette attitude une source inépuisable et renouvelée de malheurs, dont ils auraient tord de se priver.

14. Épilogue

Bref, la situation est désespérée, et la solution est désespérément simple.

Fiche de lecture réalisée par Gérard Labonne.

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