Dans une lettre à son amie Clara Haskil, la grande interprète pianiste, Alexis Weissenberg, en réponse à une sollicitation de celle-ci lui demandant son avis sur son dernier enregistrement du 3ème concerto de Beethoven, écrit ceci :
« Lorsque les choses sont simples, elles deviennent naturelles, et par le même fait logiques. André Gide a dit une chose merveilleuse dans une préface à une anthologie de Montaigne : «En art, il n’y a pas de « sérieux qui tienne ». Il avait tellement raison. Le « sérieux » est une pose. Contrairement à la majorité des artistes, même entre les meilleurs, surtout dans Beethoven, vous n’êtes jamais sérieuse. Vous en êtes incapable. Par contre vous êtes triste, gaie, méditative ou joyeuse, tragique ou légère. Toujours là ou il le faut. Encore une chose merveilleuse chez vous, c’est que vous êtes sobre, et parce que vous l’êtes instinctivement, vous ignorez la rigidité ou la froideur … ».
Explorons encore d’autres citations intéressantes sur le « sérieux ».
« L’homme sérieux est dangereux, il est naturel qu’il se fasse tyran. » Simone de Beauvoir.
« L’humanité se prend trop au sérieux ; c’est le péché originel de notre monde. » Oscar Wilde. Ou « La vie est peut-être un mensonge, une farce qui a mal tourné parce qu’on la prise au sérieux. » Robert Elie.
« Les gens qui ne rient jamais ne sont pas des gens sérieux. » Alphonse Allais ou « Je n’aime pas ceux qui ne rient jamais, ce ne sont pas des gens sérieux. » W. A. Mozart.
« La vie est une chose trop importante pour être prise au sérieux. » Gilbert Keith Chesterton.
Enfin pour clore cette série de citations loin d’être exhaustive, tant le sujet passionne : « Un trop plein de sérieux est signe de médiocrité. Les personnes réellement maîtres de leurs performances ont suffisamment d’assurance pour être déridées »Michaël J. H.Gelb.
A travers ces citations il semble que le « sérieux » soit une notion qui se présente au moins sous une double facette. Etre sérieux, d’une part, mais, point trop n’en faut, trop de sérieux mène à la médiocrité voire à la tyrannie. Se prendre au sérieux d’autre part, qui pour certains semble même constituer le drame de l’humanité. On peut voir aussi dans ces citations une transcendance de la notion de sérieux qui revient à dire que n’est vraiment sérieux que ce qui ne l’est pas.
Il y a indubitablement plusieurs notions contenues dans la notion de sérieux. J’y vois une sorte d’aliénation dans l’action déconnectée du sens. Un certain automatisme, une pose comme le dit si bien Alexis Weissenberg, dans le flot continue des émotions changeantes qui constitue la vie. Le sérieux semble donc inerte, mort, comparé au spirituel duquel toutes sortes de combinaisons semblent possibles.
Oui mais il semble aussi que la constance, la performance et la responsabilité soient des notions plus sérieuses que spirituelles. Pour compter sur quelqu’un il faut que son comportement soit prévisible non ? Lorsque surgit un problème telle personne responsable le traitera avec sérieux. D’ailleurs les personnes sérieuses sont plus dignes de confiance, on peut compter sur elles. Elles ne tenteront pas de résoudre un problème de façon farfelue et/ou risquée. On peut donc en déduire que dans l’entreprise, au moins, le « sérieux » soit une posture tout à fait adaptée. Si l’art peut se payer le luxe du « non-sérieux » sûrement pas l’entreprise. On ne plaisante pas avec l’argent des actionnaires ! La régularité dans le « reporting », la sincérité et l’obéissance vis-à-vis des supérieurs ne sont pas négociables…
Et si toutes ces notions n’étaient pas en train d’exploser sous nos yeux ? Et si au contraire d’être sérieuses, les sociétés qui réussissent ne sont pas celles qui font tout avec légèreté ? De nombreux exemples nous le confirment. Les structures du passé aussi explosent sous nos yeux, l’organisation par projet, l’intelligence collective nous ramènent à une actualité bien moins sérieusement structurée comme de par le passé.
Nous savons, avec l’apport récent des neurosciences, que les notions de simplicité, de certitude, d’empirisme, de routine, de rigidité et d’image sociale qui semblent si bien coller à cette notion de « sérieux », sont des notions dont l’expression se produit dans notre cerveau néo-limbique, le siège de nos automatisme. Que cela soient nos tempéraments, correspondants à nos motivations profondes, qui nous poussent à agir sans pour autant attendre un résultat, ou caractères, qui nous motivent aussi mais dans une perspective d’attente de résultat, nous agissons selon des schémas qui nous ressemblent mais ne laissent pas beaucoup de place à la fantaisie, au nouveau, à l’artistique. Ne pas se prendre au sérieux c’est se donner les moyens d’utiliser un autre territoire cervical, le néocortex préfrontal, le siège de notre intelligence adaptative, comme un agitateur des certitudes et autres routines pour nous plonger dans le monde de la nuance, de la curiosité, de la réflexion, de la relativité et de l’opinion personnelle, toutes ces notions en opposition au sérieux. Nous savons, lorsque cela est nécessaire, utiliser cet outil. Là ou tout se gâte c’est lorsque nous nous prenons au sérieux. Alors ce merveilleux outil, qu’est notre intelligence adaptative ne peut plus aussi bien s’exprimer et nous aider à résoudre ce que les routines apprises ne nous permettent pas de traiter.
Pour autant serons-nous moins sérieux ? l’acception transcendante du sérieux bien entendu. Et bien non si nous savons doser l’artistique avec le connu. Se prendre au sérieux revient à se bloquer dans un mode qui ne convient pas aux changements que nous demande la vie. Nous pouvons être sérieux, c’est-à-dire contrôler nos automatismes sans pour autant nous laisser emporter par le flot de nos routines, de nos mécanismes et nos émotions. N’est-ce pas ce que sous-entend Alexis Weissenberg lorsqu’il écrit à Clara Haskil, qu’elle peut exprimer les sentiments qu’elle veut aux instants ou il faut les exprimer ? La sobriété dont il parle nous renvoie à la simplicité de la chose sans fard, à l’intuition, à l’essence de l’humain. N’est-ce pas cela être sérieux au deuxième degré ? Etre sobrement humain en exprimant toutes nos émotions mais avec légèreté, détachement, sans penser une seconde que ce que nous exprimons n’ait une quelconque permanence. Il me semble que c’est cela être sérieux sans se prendre au sérieux. Nous sommes alors, comme Clara Haskil lorsqu’elle joue Beethoven, maîtres de nos performances avec assurance comme nous le suggère Michaël H Gelb. Et nous sommes de ce fait joyeux.
Et vous ? Etes-vous sérieux ? Saurez-vous vous imaginer être une algue ondulant au gré du courant, du flux et du reflux près de la surface ? Se prendre pour une algue, ce n’est pas sérieux n’est-ce-pas ? C’est pour cela qu’il faut sérieusement tenter cette expérience. Cela nous oblige à un lâcher-prise sur nos automatismes et permet de nous sentir plus sobrement authentique dans notre façon d’appréhender nos expériences de vie, avec légèreté et souplesse.