Le 30 Juin 1886 à Rio de Janeiro, lors de la représentation de l’opéra Aïda de Verdi, il se passe un évènement extraordinaire. Certains disent même que cette date est celle de la naissance du métier de chef d’orchestre. C’est assurément la naissance du chef d’orchestre italien Arturo Toscanini. Il vient d’avoir 19 ans et il n’est pas du tout prévu qu’il se retrouve à la baguette de la compagnie d’opéra italienne Rossi en tournée au Brésil. Le médiocre chef d’orchestre prévu s’est fait porter pâle après une série de répétitions catastrophiques pendant lesquelles une rébellion s’est faite contre lui. Tout l’orchestre connaît les compétences du jeune violoncelliste Arturo Toscanini. Il connaît par cœur les opéras de Verdi, et pas seulement sa partie de violoncelle, puisqu’il est en charge d’accompagner au piano les chanteurs durant les répétitions et qu’il ne regarde plus la partition. Mais à part quelques répétitions d’orchestre qu’il a assurées en Italie, il ne connaît rien de la technique de direction d’orchestre. Il accepte néanmoins, le pupitre du chef étant désert et personne d’autre prêt à le tenir. Le triomphe est complet, et l’imprésario en charge de la tournée brésilienne laissera la baguette à Toscanini qui dirigera les douze opéras différents de la tournée sans avoir recours à la partition et sous des applaudissements très nourris. C’est ce qu’il dira, lorsqu’il relatera cette expérience hors du commun, et ce qu’il démontrera par la suite, qui forme le sujet de cet article : « C’était comme si j’étais ivre. dira-t-il.» De fait, ce n’est qu’au tiers du Premier acte que Toscanini reprend conscience : « Dès l’entrée des chœurs, je dirigeais. Je n’avais pas la technique, mais je dirigeais.»
Il semble que Toscanini porte en lui une compétence rare de management que nous allons tenter d’analyser. Tout d’abord il faut écarter cette compétence naturelle et animale, en quelque sorte, qui est la taille et sa caractéristique de dominance naturelle qui lui est attachée. Arturo Toscanini mesurait un mètre cinquante trois et n’en imposait donc pas naturellement. On peut même aussi dire que sa façon visible de manager les artistes laissait un peu à désirer puisque on rapporte de lui qu’il était un artiste aux méthodes vigoureuses et radicales. Si on ajoute ses colères noires pendant certaines répétitions on a les ingrédients d’un autocrate sans patience. Rappelons que dans la vie publique Toscanini est un démocrate puisqu’il proteste contre la politique de Mussolini et quitte l’Italie puis qu’il quitte Bayreuth et Salzbourg pour protester contre les discriminations juives des nazis.
On trouve dans la biographie de Louise Homer, une grande contralto, la citation suivante : « La discipline de Toscanini exigeait des interprètes « une concentration épuisante, une tension, des séances de répétitions parfois violentes, éreintantes, sans répit (…) dont ils émergeaient pour la plupart étonnés, fortifiés, inspirés, voyant leur rôle sous un jour neuf » ». On voit ici se détacher une information importante concernant son aptitude à mobiliser l’esprit de curiosité et d’ouverture conduisant les artistes à écarter la routine et à recréer leur rôle sous sa direction. Il sait indubitablement provoquer le basculement des certitudes des artistes pour réinventer l’œuvre. Il le fait cependant dans la douleur de la discipline, certes acceptée, mais contrainte malgré tout.
Et ce n’est pas tout, car s’il n’y avait que cela, une parfaite connaissance musicale, l’art de l’interprétation juste qui fait l’admiration de Verdi et de Debussy par exemple, et une furieuse autocratie, les musiciens ne chercheraient pas systématiquement sa direction. Ce sont les petites anecdotes suivantes qui vont nous permettre d’approcher un peu plus le sujet de cet article.
On sait que les répétitions sont les occasions offertes au chef d’asseoir son leadership et faire valoir ses idées d’interprétation. Le travail de l’équilibre sonore est aussi recherché. On sait sans doute moins qu’un orchestre a sa propre sonorité et aussi que certains chefs, par le travail spécifique qu’ils imposent parviennent à faire changer la sonorité d’un œuvre. Quelle est finalement cette compétence rare de Toscanini ? Pour la saisir nous allons citer Alan Sanders qui commente la dernière série de concerts qu’Arturo Toscanini dirigea à Londres avec le Philarmonia en 1952. C’est un vieillard de 85 ans qui prend la baguette pour une de ses dernières fois. Il a choisi d’interpréter les quatre symphonies de Brahms.
Toscanini avait déjà, en 1935, dirigé la quatrième symphonie de Brahms avec le BBC Symphony Orchestra de Londres. Citons Alan Sanders :
« En 1935, Adrian Boult, alors chef principal du BBC Symphony Orchestra, avait été stupéfait d’entendre ses musiciens donner une version de la Quatrième Symphonie si différente de celle qu’il obtenait lui-même lorsqu’iI les dirigeait, d’autant plus que Toscanini ne leur avait donné aucune instruction durant la première répétition. En 1952.à quatre-vingt-cinq ans, Toscanini communiquait toujours aussi clairement ses intentions. »
Et un peu plus loin :
« Lorsqu’un membre du Philharmonia demanda à son collègue Dennis Brain, chef de pupitre des cors, pourquoi il avait phrasé certains passages d’une manière entièrement nouvelle, Brain secoua la tête. Il ne savait pas pourquoi, mais Toscanini lui avait fait changer radicalement son interprétation de la partition, sans le moindre geste, sans le moindre mot de sa part. »
Et pour conclure cette série de citations concernant cet épisode londonien au crépuscule de la vie de Toscanini :
« Walter Legge, Chef permanent et fondateur du Philarmonia de Londres, et sa future femme, la soprano Elisabeth Schwarzkopf eurent une autre preuve du génie unique de Toscanini. Un jour, alors qu’ils se trouvaient non loin de la maison du chef d’orchestre, ils décidèrent de lui rendre visite. Le maestro se plaignit que les chefs d’orchestre autrichiens et allemands avaient pris l’habitude de battre les passages lents à 2/4 chez Mozart en se servant de quatre battements par mesure plutôt que de deux. Il fredonna un exemple et demanda à Legge et Schwarzkopf de chanter tandis qu’avec son index il battit fermement une mesure à quatre temps puis une à deux. Après leur visite les deux complices échangèrent leurs impressions. Il était certain que Toscanini ne leur avait guère permis d’exprimer leur individualité mais tous deux avaient ressenti le besoin irrésistible de chanter exactement comme le maestro l’avait voulu. »
On peut maintenant nommer cette compétence rare. Il s’agit de la transmission inconsciente de l’intention. De nombreux auteurs modernes s’intéressent de près à cette « science » pour le moins originale qu’est la science de l’intention. Nous possédons tous la faculté de construire des intentions puis de les réaliser en action. Mais la compétence de transmettre ses intentions sans mots, certainement par une mimique et gestuelle, imperceptible par les facultés conscientes, permet au chef d’orchestre de jouer de son orchestre par l’intermédiaire de ses musiciens. On peut dire que Toscanini découvre ce don lors de sa première direction d’orchestre Il décrit un état quasi hypnotique ou il dit reprendre conscience après quelques minutes. Son corps semble mieux savoir que lui ce qu’il faut faire pour diriger.
Voilà bien une compétence rare que de nombreux managers aimeraient disposer. Si nous analysons un peu plus le déploiement de cette compétence rare que trouvons-nous ?
Tout d’abord il y a une préparation du groupe, si nécessaire. Toscanini appréciait de jouer avec les orchestres britanniques. Les répétitions de 1935 et 1952 se déroulent sans problème. Par contre cela se passe différemment pour d’autres formations musicales. Il doit les mettre en tension, exercer une forte autorité, mettre en place une discipline, les faire plier en quelque sorte et provoquer un basculement de mode mental clairement exprimé par les commentaires. De la routine ils passent à la curiosité, l’ouverture d’esprit, de la rigidité ils passent à l’adaptation, de la simplification ils passent à la nuance. Par ce moyen il leur permet de renouveler leur art, d’ouvrir leur esprit et, c’est une image bien entendu, de les incorporer dans sa bulle intentionnelle. Et tel le banc de poisson, l’image n’est pas dégradante, qui semble ne former qu’un seul corps et réagit unitairement à l’approche d’un prédateur, le groupe entier réagit comme un seul musicien et produit ce son unique : le son Toscanini. On est ici face à une intelligence artistique collective. Le tout est supérieur à la somme des parties. Durant l’exécution du concert un seul corps joue et Toscanini en est la tête.